mardi 30 octobre 2007

Article intéressant : Appellation contrôlée: après l'agneau, la tourtière?

Après l'agneau de Charlevoix, c'est au tour d'un autre produit du terroir d'espérer voir son existence protégée par une appellation contrôlée: la tourtière du Saguenay-Lac-Saint-Jean.

Un charcutier de Saguenay, arrondissement Chicoutimi, tente en effet de mettre à l'abri des nombreuses contrefaçons ce plat traditionnel. Comment? En déposant dans les prochains mois une demande officielle de certification, a-t-il confié au Devoir. Une démarche «dans l'air du temps», mais totalement «farfelue», estime un spécialiste de l'histoire de la tourtière au Québec.

«Cet homme va très vite se buter à un problème d'authenticité, a commenté hier en entrevue Jean-Pierre Lemasson, sociologue au Département d'études urbaines et touristiques à l'UQAM. Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, comme ailleurs au Québec, il existe plusieurs variantes de tourtières, et aucune n'est identique à l'autre. Dans ce contexte, comment en protéger une?»

N'empêche, Jean-Yves Desmeules, propriétaire de la charcuterie artisanale la Ripaille à Saguenay, n'a pas l'intention de rebrousser chemin. «Aujourd'hui, quand les gens achètent une tourtière du Saguenay-Lac-Saint-Jean, ils ne retrouvent pas forcément dans leur assiette ce à quoi ils devraient s'attendre, dit-il. Partout des fabricants abusent de cette appellation pour servir des pâtés à la viande ou des tourtières dont la recette vient d'autres régions. Il faut démêler tout ça, et une appellation va permettre de le faire.»

Même si la tourtière de ce coin de pays a effectivement plusieurs visages, reconnaît-il, dans les dernières années, une seule semble, selon lui, avoir pris le dessus dans le coeur des habitants -- et des commerçants -- du coin. Cuite pendant 12 heures dans un plat en fonte de 8 à 10 cm de hauteur, elle se résume à un mélange d'oignon, de porc et de boeuf en cube, «d'assaisonnements subtils» et d'eau, le tout enfermé entre deux abaisses, dit M. Desmeules.

«Il faut la préserver, ajoute-t-il, parce qu'en ce moment, on met n'importe quoi dans la tourtière: de la sauce à hot chicken, de la soupe à l'oignon, de la crème de champignons. Une fois protégée, les gens pourront continuer à la faire comme ils veulent. Mais ils ne pourront plus l'appeler tourtière du Saguenay-Lac-Saint-Jean.»

Québec qui révise actuellement sa Loi sur les appellations réservées pourrait donc ouvrir très vite cet épineux débat qui ne frappe pas uniquement la tourtière. «Depuis une vingtaine d'années, dans différents pays, des cuisiniers essayent de protéger les droits de propriété d'une recette, résume M. Lemasson. Mais ça ne dépasse heureusement jamais le stade de l'idée en raison des questions légales que cela soulève. En effet, en changeant un ingrédient seulement, les droits de propriété tombent généralement à l'eau.»

Pour la tourtière, les substitutions d'ingrédients sont nombreux. Avec gibier (orignal, perdrix, lièvre...) ou sans, avec du veau ou pas, avec un peu de pommes de terre, du bouillon de viande ou du vin, ce plat qui puise ses origines en Mésopotamie (l'Irak et la Syrie d'aujourd'hui) en 1600 avant Jésus-Christ, rappelle M. Lemasson, possède aussi dans les livres de cuisine une quinzaine de versions différentes au Saguenay et au Lac-Saint-Jean uniquement. «Une appellation pour ce plat ressemble donc beaucoup au détournement d'une tradition culinaire au profit d'un individu en particulier, dit-il. Si je venais du Saguenay, je ne serais pas content.»

Selon le spécialiste en gastronomie, figer une recette dans le temps relève d'ailleurs de l'exploit, puisque les recettes évoluent au fil des années et des personnes qui leur donnent vie. Chose incompatible avec la notion d'appellation qui exige des normes rigoureuses à reproduire pour assurer la constance d'un produit. «Avec les matières brutes [comme les viandes ou les légumes], c'est déjà difficile d'obtenir une appellation, dit-il. Imaginez alors la difficulté pour un produit transformé.»

Source : L'article de Fabien Deglise publié sur le site LeDevoir.com Lien url : http://www.ledevoir.com/2005/11/15/95166.html

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